• La naissance des Gardiens chapitre I - Le Bouclier [Intégrale]

    Suite à un gros bug de Eklablog qui m'a supprimé une rubrique et, avec, tous les articles relatifs à cette nouvelle, je la republie en intégrale maintenant >0< 

     

    « Paris, 19 décembre

     

    Je dédie cette lettre à mes parents, afin qu’ils comprennent – ou tentent de comprendre – ce qui m’a poussé à me donner la mort. Peut-être comprendront-ils aussi qui j’étais vraiment, car de nombreuses fois j’ai eu l’impression que vous m’idéalisiez et me voyiez comme une autre personne. Je tenais à clarifier les choses à ce propos. Bref.

     

    Il y a encore deux semaines, j’étais un simple étudiant en deuxième année de prépa (ça, vous le savez) qui travaillais dur pour obtenir une bonne école de commerce – je visais naïvement HEC, mais je savais bien que mon niveau était trop médiocre pour espérer atteindre cet objectif réservé aux élites. Médiocre. Le mot qui me qualifie le mieux sans doute. Médiocre car je n’ai jamais vraiment réussi dans les études ni dans la vie en général : pas d’amis et encore moins de petite amie, à peine quelques centres d’intérêt, aucun talent en particulier. Rien ne m’intéressait. Il y a quelque temps, j’avais l’impression que mon existence était inutile au monde et que si je mourais, personne ne songerait à me plaindre, à part peut-être vous. Cependant, j’étais un lâche ; impossible de me résoudre à me donner la mort. Je me disais : « Tu ne peux pas faire ça, ce serait trop bête. » Bizarrement, même si rien ne me retenait vraiment ici, le suicide me paraissait irréalisable.

     

    Finalement, ma « période suicidaire » passa, et je tentai tant bien que mal de trouver quelque chose à faire de ma vie. Vous me poussiez à essayer une école de commerce ; je choisis donc d’honorer votre demande. Je me mis à travailler dur pour obtenir une prépa relativement reconnue, bien que tout cela ne m’intéressât pas plus que ça. Ma vie consistait en de longues, longues journées de cours ; aucune soirée, aucune fête ne venait égayer ma vie ennuyeuse, puisque je n’avais pas d’amis. Non, je passais mes nuits à relire encore et encore les mêmes feuilles de brouillon froissées et les mêmes romans insipides à l’intrigue vue et revue. Comme je n’avais pas de télévision dans mon studio, parfois je regardais quelques films en streaming sur mon ordinateur. Je scrutais l’écran, hypnotisé, en buvant des canettes et des canettes de thé Oolong ; l’amertume du breuvage me maintenait éveillé aussi efficacement que des amphétamines car elle me rappelait ma mélancolie permanente. »

     

     

     

     

     

    Guillaume leva soudain les yeux de sa feuille, comme sortant d’une étrange léthargie. Il relut les dernières lignes avec difficulté, car sa vue commençait à se brouiller à cause de la fatigue et de la faim. Guillaume ferma les yeux quelques secondes et tenta de se concentrer. Il faut le faire, pendant que le Corbeau dort. A cette pensée, le jeune homme se figea, comme s’il eût peur que le simple fait d’évoquer le Corbeau ne le réveillât. Mais non, le volatile n’avait pas bougé : il restait là, les yeux clos et les ailes repliées, confortablement installé sur le rebord de son bureau. Guillaume soupira doucement, soulevant au passage une mèche de cheveux ébouriffée. Puis il reprit son stylo d’une main trempée de sueur et continua la rédaction de son insolite testament.

     

     

     

     

     

    « Je menais donc une vie banale ; mon train-train quotidien était fade et sans intérêt.

     

    Un beau jour – le mardi 4 décembre au soir, je m’en souviens comme si c’était hier – alors que je marchais dans la rue en direction de mon studio, je fis une rencontre qui changea ma vie – et qui me poussa à la mort, puisque je suis aujourd’hui ici devant vous, à rédiger mon testament.

     

    Je marchais donc dans la rue ; je venais de sortir du métro et je déambulais dans la rue déserte qui menait à l’immeuble où j’habitais, quand soudain j’aperçus une silhouette secouer les feuillages d’un arbre dont les branches dépassaient d’un muret. Je me rappelle avoir eu vaguement peur sur le coup, mais rien de bien grave : mon cœur avait battu un peu plus vite pendant un instant, c’est tout. Le bruissement n’avait duré qu’une seconde, je pensais qu’il ne s’agissait sans doute que d’un simple oiseau. Mais le murmure des feuilles retentit à nouveau et soudain, un énorme volatile surgit devant moi comme un spectre menaçant.

     

    C’était un gigantesque corbeau, qui ne ressemblait en rien aux oiseaux que j’avais pu voir jusqu’à présent : il ne semblait ni malingre, ni en mauvaise santé. Son plumage, au lieu d’être noir et luisant comme de la suie, avait la couleur des premières neiges de l’hiver : un blanc pur et immaculé. J’avais comme tout le monde quelques connaissances en biologie, la plupart venant de vagues réminiscences de cours de SVT et d’ouvrages de vulgarisation ; et à la vue des yeux rouges du corbeau, je pensai : « Un albinos ? »

     

    Le Corbeau se tenait là, en plein milieu de la rue ; il faisait froid, la nuit était tombée depuis plus d’une heure et je savais qu’il me restait encore au moins trois heures de travail personnel à accomplir une fois chez moi, et pourtant, nous restâmes là à nous observer pendant de longues minutes qui me parurent des siècles. Ses pupilles ressemblaient à des braises rougeoyantes dont il était impossible de détourner les yeux. Mais tout à coup, après une interminable contemplation, le Corbeau blanc disparut de mon champ de vision comme par magie. Il s’était complètement volatilisé en une fraction de seconde.

     

    Bien sûr, à l’époque j’avais mis cela sur le compte de la fatigue : mais non Guillaume, tu ne l’as jamais vu ce corbeau, il n’a jamais existé, ce n’est que le fruit de ton imagination. Je ne pensais évidemment pas qu’il allait me mener à ma perte.

     

    Je rentrai finalement chez moi, mais je n’étais plus dans mon état normal : la tête me tournait comme si j’avais trop bu et mes jambes flageolantes semblaient ne plus pouvoir porter mon propre poids. Après avoir monté les escaliers avec difficulté et cherché mes clés pendant une éternité, je posai mon sac sur mon bureau. Je mourais de chaleur ; j’enlevai maladroitement mes habits puis m’affalai sur mon lit et m’endormis presque aussitôt ; j’avais complètement oublié que j’avais des devoirs : seule la silhouette du Corbeau occupait mon esprit embrumé.

     

    Le lendemain matin, la sonnerie de mon réveil me réveilla en sursaut ; le bruit strident écorcha mes tympans. Je me dirigeai vers la partie de mon studio aménagée en cuisine et dénichai quelques trucs à manger sur une étagère. Quand je me retournai pour poser la boîte de céréales sur la table, la première chose que je vis fut le Corbeau blanc, juché sur le rebord de ma chaise.

     

    J’eus tellement peur que je poussai un cri en lâchant la boîte de céréales ; celle-ci tomba sur le sol dans un bruit de pétales de corn-flakes. J’avais le cerveau encore brouillé par le sommeil mais cette apparition soudaine m’avait définitivement réveillé. Qu’est-ce que cet oiseau faisait là ? Comment était-il entré ? Il fallait que je le fasse sortir. J’ouvris précipitamment la fenêtre et essayai de pousser le volatile à l’extérieur, mais mes mains s’agitaient dans le vide : le Corbeau semblait transparent. Il ne bougeait pas d’un pouce et avait même l’air de s’amuser de mon impuissance.

     

    Finalement, avec un cri de rage je ramassai la boîte de céréales et la lançai sur l’oiseau, mais elle le traversa et s’écrasa contre le mur d’en face, sans résultat. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine comme s’il voulait en sortir, c’en était presque douloureux. Je ne comprenais ni pourquoi l’oiseau était là ni pourquoi je ne pouvais pas le toucher. Pris de panique, je retournai en courant à ma chambre et enfilai à la va-vite mes vêtements de la veille qui trainaient sur le parquet ; je pris quelques feuilles de papier pour les cours de la journée puis sortis du studio habillé comme un sac. Je descendis quatre à quatre les marches qui me séparaient de l’extérieur.

     

    Enfin je fus dehors ; je m’arrêtai un instant pour surveiller mes arrières. Le Corbeau était-il toujours là ? Me suivait-il ? Je ne le voyais plus. Je soupirai de soulagement et repris ma route d’un pas plus léger. »

     

     

     

     

     

    Guillaume s’arrêta quelques secondes d’écrire et expira lentement. Même si revenir sur ce terrible incident lui donnait des frissons, il fallait qu’il le relate. Il baissa la tête et tenta de se souvenir de ce qu’il avait ressenti à ce moment-là. Puis, pensant avoir trouvé les mots appropriés, il se remit à écrire ; le crissement de la plume retentit à nouveau dans l’obscurité de la chambre.

     

     

     

     

     

    « Une fois dans la rame de métro, je tentai de me calmer et d’oublier ce qui venait de se passer ; mon cœur battait encore très vite mais tendait à ralentir l’allure. Je me rendis compte de mon apparence vestimentaire peu engageante et fermai mon manteau pour cacher mon sweat-shirt un peu sale ; cependant mon pantalon froissé était toujours visible. J’essayai de ne pas faire trop attention au regard des autres passagers et de me concentrer sur le planning de ma journée : quels cours j’avais, les devoirs à rendre pour les semaines à venir, ce genre de choses. Le reste de mon trajet se déroula sans incident.

     

    Comme j’étais parti beaucoup plus tôt que prévu, j’arrivai très en avance à la prépa, mais j’en profitai pour faire les devoirs que j’aurais dû faire la veille. Le temps passa relativement vite et les cours commencèrent environ quarante minutes après mon arrivée ; j’avais juste eu le temps de faire quelques exercices. Le professeur avait l’air aussi fatigué que moi, et il était encore plus irascible qu’à l’accoutumée ; il s’écria à l’attention d’un garçon qui chuchotait quelque chose à sa voisine – sans doute sa petite amie – : « Enfin monsieur, si mon cours ne vous intéresse pas, vous avez la permission de sortir ! Vous n’êtes plus au collège, vous avez fait le choix d’être ici, donc si vous vous ennuyez, eh bien dehors ! » Cette déclaration eut pour effet de refroidir l’ambiance de la salle, devenue aussi silencieuse qu’une morgue.

     

    J’écoutais attentivement ce que le professeur disait et notai consciencieusement ce qu’il daignait écrire sur un minuscule tableau noir. Les minutes s’écoulaient lentement ; parfois j’apercevais un élève qui regardait plus ou moins discrètement sa montre ou qui étouffait un bâillement. Le cours touchait bientôt à sa fin lorsque soudain le Corbeau fit son apparition sur ma table.

     

    J’eus un mouvement de recul mais je ne hurlai pas comme le matin même dans ma cuisine. Non pas que je m’attendais à le voir débarquer comme ça, loin de là, mais j’avais eu instinctivement conscience de ma présence dans une salle de classe ; si j’avais crié, tout le monde m’aurait pris pour un fou. En effet, il semblait qu’à part moi personne ne pouvait distinguer l’oiseau ; autant faire comme s’il n’existait pas. Le cœur battant, je me remis à écrire mais mes mains tremblaient comme si j’avais la maladie de Parkinson : je sentais le regard inquisiteur du Corbeau peser sur moi. Tout à coup, alors que jusqu’à présent le volatile était resté silencieux, il se mit à croasser. D’abord doucement, puis de plus en plus fort, à tel point que bientôt je ne pus plus rien distinguer à part cet horrible son. Ni la voix du professeur ni les bruissements des feuilles de papier des élèves ne me parvenaient plus.

     

    Je sentais un long filet de sueur me couler dans le dos ; les croassements stridents du Corbeau résonnaient dans ma tête, rythmés par les battements de mon cœur. J’étais au bord des larmes et de la crise de nerfs ; je constatai avec impuissance que le professeur continuait de parler, mais je voyais ses lèvres bouger sans pouvoir l’entendre. J’avais cessé d’écrire et tentai de fixer un point fixe sur le mur d’en face pour ne pas exploser. J’avais atteint mes limites en matière d’acceptation du bruit. Le Corbeau semblait quant à lui ne pas en avoir, car le volume de ses cris augmentait toujours de façon exponentielle, même après quelques minutes de vacarme ; les yeux de l’oiseau avaient une lueur maléfique qui indiquait sa profonde joie de me voir souffrir. Je tins encore quelques secondes puis je me levai d’un bond et hurlai à m’en briser la voix : « Mais ferme-la, saloperie d’oiseau !! » Tandis qu’un silence morbide se faisait dans l’assistance, je lâchai avec un sanglot : « Tais-toi, je t’en supplie, tais-toi, tais-toi… » Ma voix s’était mue en murmure.

     

    Ce coup d’éclat soudain m’avait comme épuisé, mais je restai debout, laissant couler les larmes que j’avais retenues jusque-là. Mes épaules étaient secouées de spasmes incontrôlables et mon cœur continuait de battre la chamade, mais ma violente invective avait fait son petit effet : le Corbeau s’était tu. A présent le silence régnait dans la salle de classe. Le professeur et les étudiants m’observaient avec un mélange d’effroi et de profonde stupeur, mais je m’en fichais ; avec un soupir de soulagement j’essuyai maladroitement mes joues mouillées de larmes. Tout à coup, le volatile leva vers moi son aile blanche comme neige, tel un monarque brandissant son sceptre. Le Corbeau et moi nous observâmes en chiens de faïence pendant quelques secondes ; pendant ce court laps de temps je ne pus déchiffrer les émotions qui défilaient dans ses pupilles couleur de corail. Soudain, avec une rapidité hors-du-commun, l’oiseau fondit sur moi comme un prédateur sur sa proie et me transperça le ventre de son aile devenue tranchante comme une épée. La douleur m’arracha un hurlement quand je sentis les plumes d’acier lacérer mes entrailles ; dans un mouvement désespéré, je repoussai de toutes mes forces le Corbeau, qui recula avec cette démarche sautillante qu’ont tous les oiseaux. Il commença à lisser avec son bec son aile ensanglantée.

     

    Avec un regard hébété, je considérai ma plaie béante dont s’écoulait une quantité non négligeable de sang. Je tentai de retenir le liquide rouge et poisseux à l’intérieur de mon corps, mais mes efforts s’avérèrent bien évidemment inutiles. Bientôt je ne pus même plus tenir debout et je m’affaissai sur ma table avec un hoquet, le visage collé contre le bois poli. Ma vue se brouillait et mon esprit s’embrumait ; je savais que j’allais mourir et j’étais terrorisé. Je parvins à balbutier : « Je ne veux pas… » ; mais même mes voisins les plus proches ne durent pas m’entendre tant ma voix était faible. Je perdis brutalement conscience.

     

     

     

    Je me réveillai en hurlant, le corps trempé de sueur et l’esprit encore anesthésié par la douleur. Je mis une longue minute à me rendre compte que j’étais de retour dans la réalité. Les mains tremblantes, je palpai mon torse nu, à la recherche de la blessure que le Corbeau venait de m’infliger, mais il n’y avait même pas une cicatrice. Je poussai un soupir de soulagement et murmurai en fermant les yeux : « Ce n’était qu’un cauchemar… » Jamais je n’avais ressenti une telle euphorie : mes épaules semblaient soudain déchargées d’un poids incommensurable. Je restai dans cette position quelques minutes, le sourire aux lèvres, puis décidai de me lever. Mon regard tomba sur mes vêtements de la veille, éparpillés sur le parquet. Ils étaient maculés de sang.

     

    J’eus un haut-le-cœur à la vue de l’hémoglobine et détournai le regard. D’où venait tout ce sang ? La frayeur passée, je fermai les yeux pour essayer de me rappeler ce que j’avais fait le matin même, mais je ne me souvenais de rien à part cet horrible rêve. Mais… était-ce possible que l’incident se soit réellement passé ? Non, c’était inenvisageable : je n’aurais pas pu rentrer chez moi avec une blessure aussi profonde. Je tentai de me rassurer : cela ne pouvait pas s’être produit. Après tout, si cette altercation avec le Corbeau s’était vraiment passée, où était ma blessure ? Où étaient mes bandages ? Je ne pouvais pas avoir guéri en si peu de temps… Tandis que je me malaxai le front avec les doigts dans l’espoir de faire revenir mes souvenirs, un croassement sourd me rappela à la réalité.

     

    Je vis avec horreur que le Corbeau blanc était apparu et qu’il se tenait fièrement sur l’amas de vêtements, tel un soldat insolent trônant au sommet d’un monticule de cadavres. Je poussai un cri et tombai à la renverse sur mon lit. Cette atroce idée avait commencé à germer dans mon esprit depuis la découverte des vêtements ensanglantés, mais je ne voulais l’admettre. Pourtant je finis par balbutier avec désespoir : « Ce n’était pas un rêve… » Avec toute la violence dont j’étais capable, je lançai mon oreiller sur le Corbeau mais, comme je m’y attendais, il le traversa comme si c’était un fantôme et vint heurter une étagère ; celle-ci s’écroula dans un bruit sourd et tous les livres se retrouvèrent dispersés sur le plancher.

     

    J’eus un hoquet d’incompréhension et de découragement. Plus je tentais de calmer ma respiration, plus je sentais que l’air me manquait. Je commençais à faire de l’hyperventilation à cause de la panique. Je me pris la tête entre les mains et murmurai : « Je deviens fou… » Je n’arrivais plus à distinguer la réalité et le rêve ; si ça se trouvait j’étais en pleine hallucination, j’allais me réveiller pour de bon et tout irait mieux… Je me pinçai frénétiquement la peau du bras pour me tirer de ce cauchemar, mais j’aurais pu m’arracher le bras, le résultat aurait été le même : je n’allais pas me réveiller puisque je l’étais déjà. Je ressentis soudain une immense lassitude ; j’avais des frissons qui me parcouraient le corps des pieds jusqu’à la tête. Je m’écroulai sur le sol et m’évanouis, terrassé par la fièvre. »

     

     

     

     

     

    Soudain, le Corbeau se réveilla et, voyant Guillaume en train d’écrire, poussa un horrible cri de désapprobation. Le jeune homme gémit de douleur ; il lâcha son stylo et tomba de sa chaise. Il ramena ses genoux près de sa poitrine et ferma les yeux. Dans un dernier sursaut de conscience, il s’alarma brusquement : Dans combien de temps vais-je pouvoir me relever ? Guillaume espéra qu’il ne mourrait pas pendant ce laps de temps ; il voulait à tout prix l’emporter sur le Corbeau, même si cela signifiait la mort pour lui. Heureusement, la douleur se révéla moins forte que d’habitude et il rouvrit les yeux environ une heure et demie plus tard. Lorsqu’il leva laborieusement la tête, le Corbeau était juché sur son abdomen et faisait mine de picorer son sweat-shirt. Guillaume s’assit, obligeant l’oiseau à aller ailleurs, puis se précipita sur la feuille de papier qu’il avait laissée telle quelle. Il poussa un soupir de soulagement en constatant que le volatile n’avait pas endommagé son testament. Il en reprit aussitôt la rédaction, voulant en finir au plus vite.

     

     

     

     

     

    « A partir de ce jour-là, je ne retournai plus à la prépa. Je savais désormais que le Corbeau ne me quitterait plus et je ne voulais pas passer pour un fou aux yeux de mes camarades – bien que j’en fus un sans doute… Je restais allongé toute la journée, à regarder dans le vide ; parfois je me levais péniblement pour aller chercher à manger. Evidemment, mes maigres provisions se tarirent rapidement. En moins de dix jours, mon frigo et mon estomac devinrent aussi vides qu’une salle de classe en été. La faim qui me taraudait me faisait perdre la tête davantage, et bientôt je fus sujet à des hallucinations de plus en plus fréquentes. C’est à partir de ce moment-là que je commençai à prier Dieu de bien vouloir m’aider. Mais Il ne vint pas ; Il avait sans doute quelque chose de plus important à faire.

     

    A de nombreuses reprises je voulus sortir pour acheter de quoi me sustenter, mais le Corbeau m’en empêchait d’un cri puissant. A chaque fois, son croassement m’emplissait la tête comme la musique psychédélique d’une boîte de nuit et déclenchait une horrible migraine qui me maintenait recroquevillé en position fœtale pendant plusieurs heures. Je sentais que ma raison s’éloignait un peu plus à chaque heure qui passait, mais je n’avais pas la force d’y remédier.

     

    Soudain, je pris conscience que de toute façon j’allais mourir de faim, car le Corbeau me retenait ici. Une pensée finit par émerger de mon esprit fatigué : autant en finir tout de suite avant de mourir lentement et dans d’atroces souffrances ; ce serait mon ultime victoire sur le Corbeau, même si je ne savais pas qui il était, d’où il venait et quel était son but.

     

    C’est ainsi que j’ai décidé d’écrire cette lettre avant de mettre fin à mes jours. Bien que Dieu ne m’ait pas particulièrement soutenu dans cette épreuve, je Lui adresse tout de même une dernière prière et j’invoque Son pardon pour toutes mes fautes.

     

    J’espère sincèrement que vous me pardonnerez, vous aussi. Vous en attendiez sans doute un peu trop de moi, mais vous m’aimiez et c’est le plus important.

     

    Adieu à tous ceux que j’ai connus et rencontrés durant cette vie, aussi courte fut-elle. Et merci pour tous ces moments passés ensemble. »

     

     

     

     

     

    En achevant sa lettre, Guillaume se rendit compte qu’il avait commencé à pleurer. Dire adieu à ceux qu’il aimait s’avérait aussi difficile qu’il l’avait pensé… Il reboucha son stylo et essuya délicatement ses larmes, puis son regard se posa sur la lame de rasoir qu’il avait dénichée dans sa salle de bains. Le jeune homme déglutit péniblement en s’en emparant. Il essuya ses mains moites sur son pantalon puis posa le fil de la lame sur son poignet. Il sentait sa veine palpiter doucement, comme un petit animal vivant sous sa peau.

     

    Guillaume entendait très distinctement les battements de son cœur, qui résonnaient comme les notes sourdes et lentes d’un requiem mélancolique. L’organe avait sans doute compris que la fin était proche et accepté son funeste destin.

     

    Il jeta un dernier coup d’œil au Corbeau qui l’observait avec intérêt – ou par défi, peut-être ? Guillaume tenta de calmer sa respiration et ferma les yeux, puis il inspira un grand coup et sectionna avec précision la chair de son poignet. La douleur lui arracha aussitôt un gémissement, mais il tint bon et acheva de se trancher la veine. En observant le sang qui jaillissait de sa plaie comme un fleuve en crue et qui formait une flaque grandissante sur son bureau, le jeune homme sut qu’il avait pris la bonne décision. Le Corbeau ne le suivrait pas jusque dans la mort ; il pourrait vivre en paix dans le royaume de Dieu pour l’éternité.

     

    Soudain, sans qu’il sache pourquoi, la douleur s’intensifia de nouveau, alors que Guillaume commençait à plonger dans une douce torpeur, annonciatrice de la mort. Il examina de plus près sa blessure pour tenter de comprendre ce qui se passait et se rendit compte qu’elle se refermait. Le jeune homme considéra avec stupeur le sang qui, comme mu par une volonté propre, refluait vers l’intérieur de son corps et coagulait, bouchant ainsi l’étroit sillon que Guillaume avait creusé avec sa lame de rasoir. A peine quelques minutes plus tard, il n’y paraissait plus : son poignet ne présentait aucune trace de la plaie infligée précédemment. Seul le sang séché sur la lame de rasoir indiquait qu’il avait essayé de se suicider.

     

    Avec horreur Guillaume se tourna vers le Corbeau qui semblait être, selon toute vraisemblance, l’instigateur de cette extraordinaire guérison. Le jeune homme comprit que le volatile lui avait ôté jusqu’au droit d’en finir, lorsqu’il lui annonça d’une voix caverneuse : « Tu ne mourras que si je t’en donne l’autorisation ! » Pour appuyer ses propos, il poussa un croassement sonore qui résonna à ses oreilles comme un ricanement macabre.

     


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