• Le Saxophoniste - Troisième partie

     

    Jim le regarda droit dans les yeux et déclara : « Je le connais depuis bien plus longtemps que toi. Depuis ma naissance en fait. » Devant l’incompréhension de Peter, il ajouta : « Je suis son frère. » Le jeune homme, interloqué, resta sans voix devant cette révélation. Il balbutia après un moment : « Mais… mais Blake ne m’a jamais dit qu’il avait un frère ! » Jim eut un sourire amer : « Ça ne m’étonne pas. On ne s’est pas vus depuis des lustres. Il préfère sans doute ne pas en parler. » La curiosité piquée au vif, Peter interrogea : « Pourquoi avez-vous cessé de vous voir ? » Jim ne répondit pas. Après un long silence, il finit par murmurer : « Moi non plus, je préfère ne pas en parler. »

     

    Tout à coup il leva les yeux vers la Manhattan Skyline. Les buildings se découpaient en ombres chinoises dans le ciel matinal d’un rose orangé, presque transparent. Le jour commençait à se lever. Jim déclara d’une voix ferme qui laissait transparaître un soupçon d’inquiétude : « Dépêche-toi de partir. » Peter ne bougea pas d’un poil et répliqua : « Ça va, je ne suis pas pressé, il ne doit être que quatre ou cinq heures du matin. On ne m’attend pas au boulot avant sept heures… » Mais Jim l’interrompit sèchement : « Je m’en fiche de tes horaires de travail, je te dis juste de te tirer d’ici, tout de suite ! »

     

    Peter se leva lentement. Son cœur battait douloureusement dans sa poitrine, sans qu’il sache la raison de son malaise. Il bredouilla : « Je suis désolé, je n’aurais pas dû parler de Blake… ni poser des questions sur ce qui ne me regarde pas. Mais ce n’est pas la peine de vous énerver comme ça, je comprends tout à fait… » Jim l’agrippa violemment par les épaules et hurla : « Non, tu ne comprends pas… ! » Sa voix s’étrangla soudain. Son regard descendit sur son bras droit. Sa main était en train de virer au gris et de s’effriter, comme si elle était faite de cendres.

     

    Peter poussa un cri horrifié et profita de l’instant d’inattention de Jim pour s’éloigner de lui. Il hurla à son tour, complètement paniqué : « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Jim jeta un coup d’œil à son moignon, qui continuait à s’évaporer progressivement. Il commenta d’un ton neutre : « Je ne peux pas survivre à la lumière du jour. Si le moindre rayon de soleil touche ma peau, je me transforme en poussière. »

     

    Le jeune homme recula encore d’un pas, ahuri par ce que venait d’annoncer son interlocuteur. Comment pouvait-il dire cela si tranquillement ? Se rappelant vaguement un film de série Z traitant de ce sujet, il articula faiblement : « Vous… vous êtes un vampire ? » Jim, l’air très sérieux, répliqua : « Je suppose que le terme ‘‘fantôme’’ serait plus juste. » A présent, son bras et la moitié de son torse avaient disparu, mais il ne semblait pas particulièrement souffrir. Peter hésitait entre s’enfuir à toutes jambes et observer cette scène extraordinaire qui, au fond, devait sans doute être une hallucination. Il ne risquait rien d’un être sorti de son imagination.

     

    Il demanda, le cœur battant à tout rompre : « De quoi êtes-vous mort ? » Jim tourna la tête de côté comme pour éluder la question. Au lieu de répondre, il déclara, la voix ne trahissant aucune émotion : « Je suis content que Blake aille bien. Il faudrait juste qu’il songe à se tourner vers le futur plutôt que de rester enfermé dans le passé… » Il eut un sourire énigmatique et ajouta : « Ça m’a plu de discuter avec toi, petit. Prends soin de mon saxo. » Peter n’eut pas le temps de l’interroger davantage : Jim s’était entièrement volatilisé. Seul l’instrument à l’éclat cuivré, toujours à sa place sur le banc, avait échappé à cet incident surnaturel.

     

    ***

     

    New York Times, 23 février – Fait divers : Un affrontement entre police et narcotrafiquants tourne à la fusillade.

     

    « Hier soir vers dix-huit heures, une fusillade impliquant la police et un groupe de cinq narcotrafiquants a eu lieu dans le borough de Brooklyn, au niveau de Columbia Street. L’affrontement a été extrêmement violent et s’est soldé par la mort des cinq malfrats, qui ont jusqu’au bout refusé de se rendre. La fusillade a également fait une victime collatérale : le jeune J. Campbell, âgé de seulement dix-neuf ans, a succombé à ses blessures cette nuit. Alors qu’il passait par là, il a soudain été pris dans l’échange de coups de feu et a été fauché par une rafale de balles qui provenaient du côté policier. Les forces de l’ordre ont adressé leurs plus sincères condoléances à la famille ce matin à dix heures et ont fait part de leur volonté de combattre les dealers qui menaçaient la sécurité des citoyens. Mais lors d’un entretien, la mère du jeune J. Campbell a amèrement remarqué : ‘‘Ces belles paroles ne ramèneront pas mon fils. Comment annoncer à son petit frère B. qu’il ne le reverra plus jamais ?’’ »

     

    Peter détourna les yeux de l’article de journal datant de deux ans, qu’il avait dégoté sur Internet après de fastidieuses recherches, pour observer le saxophone abandonné par Jim. Il l’avait installé sur une large étagère dans son studio ; l’instrument avait toujours la même teinte cuivrée un peu terne, le même aspect vieillot.

     

    Deux semaines avaient passé depuis sa rencontre avec le… avec le ‘‘fantôme’’ du frère de Blake. Chaque jour – ou plutôt, chaque nuit –, il était venu sur les quais dans l’intention de lui rendre son saxophone. Mais il ne l’avait jamais revu. Et il commençait à douter de le revoir un jour.

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    Suite et fin la semaine prochaine !

     

     


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