• Le Soulèvement - Première partie

    Eh voilà, comme promis, le spin-off de Martian Rhapsody dont je vous avais parlé précédemment. Originalement titré Earthian Melancholy en écho à la nouvelle principale, Le Soulèvement se passe cette fois-ci sur Terre. Il est préférable d'avoir lu Martian Rhapsody avant !! Même si les histoires ne sont absolument pas liées, je fais référence de temps en temps à certains évènements sur Mars. J'espère que ça vous plaira !

    « Ah, je t’avais bien dit de ne pas passer par là ! » répéta une énième fois Caleb d’un air exaspéré. Le regard fixé sur le tableau de bord, il tapotait nerveusement sur le rebord de la vitre.  Voyant que son collègue ne réagissait pas, il s’exclama : « Tu fais moins le fier, maintenant, hein ! Si tu m’avais écouté, on serait déjà dans le district 4 ! Mais monsieur n’a pas daigné appliquer mes conseils et… » Aaron l’interrompit d’une voix lasse : « Tais-toi, Caleb. Ce n’est pas en criant comme un putois que tu vas arranger la situation. »

    Caleb était un homme plutôt imposant, très impulsif, au visage taillé dans le roc et au regard glacial ; tout le monde le connaissait pour sa cruauté et son fanatisme. Il n’avait pas son pareil à la police politique et ses supérieurs ne tarissaient pas d’éloge à son égard. Il faisait pourtant équipe avec Aaron, qui était tout son contraire. Lui était petit, presque malingre ; son visage osseux était ravagé par les nuits sans sommeil. Il n’était pas ce qu’on appelait un ‘‘bon élément’’, il était même plutôt considéré comme ‘‘dangereux’’, car il suivait son instinct sans se soucier des ordres ; il avait ainsi mis en péril plusieurs missions capitales par ses actions imprudentes. Il était aussi soupçonné d’être ‘‘antipatriotique’’ : plusieurs de ses collègues affirmaient l’avoir entendu blasphémer à propos des camps de désactivation. On murmurait que le directeur de la police politique, l’éminent Joseph Johnson, l’avait obligé à faire équipe  avec Caleb pour le ‘‘remettre sur le droit chemin’’.

    Ils étaient bloqués dans un embouteillage monumental au niveau de la frontière entre le district 2 et le district 4 ; le trafic était quasiment interrompu depuis dix minutes. Aaron profita du silence pour proposer : « Allumons la radio, peut-être qu’ils donneront des informations relatives aux bouchons. Il doit sans doute y avoir un accident à proximité… » Ignorant le regard furieux de son collègue, il tourna la molette du volume et la voix crachotante d’un journaliste jaillit instantanément du poste : « … Les informations de ce mardi quinze avril 2199 : les attentats terroristes ont repris sur Mars depuis la semaine dernière. Alors que l’Union aréenne semblait avoir été démantelée depuis la mort de son leader, Lord Azabachë, la planète rouge est de nouveau le théâtre de violentes révoltes. Le Ministère aux Affaires Martiennes tente d’enrayer ces insurrections et craint une nouvelle Révolution de Rouille… Pour ne rien arranger, un des éminents représentants aréens du Conseil, Lord Highsilver, est porté disparu depuis un mois. Il avait été pris en otage par… »

    Caleb éteignit la radio d’un geste brusque. Il anticipa les protestations d’Aaron en s’écriant : « J’en ai assez d’entendre des nouvelles qui ne nous concernent pas ! On s’en moque de ce qui se passe sur cette maudite planète rouge, on a déjà assez de problèmes comme ça ici. » Son collègue riposta : « Bientôt ça nous concernera ! Tu as bien entendu le Gouvernement Central : ils prévoient un exode massif et généralisé vers Mars d’ici à deux ans. Sans compter que pour nous, qui sommes de la police politique, les allers simples pour les colonies spatiales font partie de notre contrat. Quand les hautes sphères jugeront que nous aurons accompli notre mission, on pourra dire adieu à cette planète pourrie jusqu’à l’os. »

    Caleb ne répliqua rien, mais après un long silence il marmonna d’un air agacé : « Sortons de la voiture, nous irons plus vite à pied. » Aaron acquiesça lentement ; il sortit de la file et se gara quelques dizaines de mètres plus loin. Après avoir claqué la portière, il demanda : « Au fait, où se trouve l’appartement que nous devons perquisitionner ? » Caleb, qui allumait une cigarette, répondit d’une voix morne : « Bloc 43, bâtiment C, huitième étage, deuxième appartement. Ce doit être à quelques centaines de mètres d’ici. Je dois t’avouer que traverser le district 4 à pied ne m’enchante pas du tout, mais on n’a pas le choix. La circulation en voiture est impossible. » Il eut un rire gras : « Faut dire que le secteur est infesté de ces saletés d’automates, on dirait qu’ils sont tous sortis en même temps. »

    Le district 4. Une zone couvrant quinze mille hectares et réservée aux androïdes. Un ghetto. Tout avait commencé en 2054, alors que la communauté robotique commençait à se développer de manière incontrôlable. Le Gouvernement Central jugeait dangereuses les recherches en mécatronique menées par les scientifiques ; il les fit interdire. En 2057, les politiques publièrent une loi pour limiter les déplacements des androïdes au strict minimum. Mais ce n’était que le début : de nombreux autres textes suivirent. Très vite, les robots furent rassemblés dans des quartiers à l’écart des grandes métropoles et ne purent plus exercer aucun métier à part celui d’ouvrier dans des usines insalubres, où on leur faisait accomplir les tâches les plus risquées pour les hommes. Pas une seule fois les androïdes ne protestèrent : leurs intelligences artificielles étaient bridées de manière à ce qu’ils ne puissent pas remettre en cause les ordres de leurs créateurs.

    Une politique d’exclusion, servie par une propagande fondée sur un dénigrement de la machine, se mit ainsi en place au fil des décennies. Par exemple, lorsqu’ils étaient à l’école, on enseignait aux enfants que les androïdes volaient les emplois et qu’ils complotaient contre eux pour devenir la nouvelle race dominante de la planète. Quelques syndicats manifestaient même pour éliminer de manière définitive les robots de la surface de la Terre. Toutefois, ils n’y parvinrent pas car le Gouvernement Central ne pouvait pas se passer d’une main-d’œuvre gratuite et infatigable – contrairement aux humains, les androïdes se passaient de nourriture et de repos, leur source d’énergie étant liée à la photosynthèse. Néanmoins, ils obtinrent en 2104 du Ministère aux Affaires Martiennes, créé au début de la colonisation, de limiter au strict minimum l’usage des intelligences artificielles et des robots sur la planète rouge.

    Pourtant, malgré son statut de ghetto, le district 4 de Winterfield était très animé et prospère. Aaron était toujours impressionné par les gigantesques néons qui diffusaient une lueur bleutée presque féerique ; on aurait dit que des milliers de lucioles avaient été enfermées dans des tubes de verre pour éclairer les rues. Les trois artères du district étaient toujours bondées et pleines de vie. Le district 4 de Winterfield était l’incarnation de ce qu’on appelait ‘‘l’esprit épicurien’’ robotique : les automates n’avaient pas l’esprit embarrassé par des questions existentielles et des problèmes futiles ; ils profitaient de la ‘‘vie’’ qu’on leur avait donnée malgré les restrictions et le mépris des hommes. Cependant Caleb ne partageait pas l’admiration de son collègue ; il considérait  le quartier androïde avec mépris. Il se plaisait à répéter sans cesse : « Ce n’est qu’une pâle copie des villes humaines, sans aucune originalité… Ces robots n’ont pas d’imagination ! »

    Les androïdes qu’ils croisaient ne daignaient pas les regarder – ou peut-être n’osaient-ils pas… Tous faisaient mine de ne pas les avoir vus, baissaient la tête d’un air contrit. Cela n’était pas étonnant : les membres de la police politique ne passaient pas inaperçus, avec leurs longs manteaux sombres et leurs chapeaux vissés sur la tête. Si les hommes en général avaient peur d’eux, c’était a fortiori le cas dans le district 4, où il était déjà très rare de croiser un humain…

    Tandis qu’Aaron fixait le trottoir où il marchait, il tomba sur une titanesque affiche délavée sur laquelle figurait l’inscription « Les emplois pour les humains, les automates dehors ! » ; en-dessous on pouvait voir une illustration avec un robot mis en déroute par un humain au visage triomphant. La première réaction d’Aaron fut de sourire : Cette propagande manichéenne est vraiment ridicule ! Mais soudain il se demanda, se sentant étrangement coupable : Que nous ont-ils donc fait pour qu’on les traite ainsi ? Il fut interrompu dans ses pensées par Caleb, qui lui donna une légère tape sur l’épaule : « Nous sommes arrivés. »


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