• Martian Rhapsody - Deuxième partie

    Les soubresauts continuels du quad étaient fort désagréables, mais Zaphrön ne se lassait jamais du paysage. Pourtant, c’était toujours la même chose : une vaste étendue orangée et cratérisée, un no man’s land couleur rouille égayé de temps à autre par des serres débordant de plantes émeraude au feuillage luxuriant ainsi que de fruits et légumes assurant la survie de tous les Aréens, dont le nombre était estimé à soixante-dix millions. Le ciel rose orangé était parfois éclairé par la forme floue et irrégulière de Phobos ou de Déimos, les satellites jumeaux de la planète rouge. Au loin, on pouvait apercevoir les sommets escarpés d’Olympus Mons, culminant à près de vingt-six kilomètres de haut. Toutefois, même si cette vue était monotone et déprimante, Zaphrön n’avait jamais vu « en vrai » la Terre et sa diversité de paysages que tous les documentaires vantaient, comme la majorité des Aréens. Mars était sa patrie et il en était fier.

    Depuis les années 2170, il était possible de vivre à la surface car la première étape de la terra-formation était terminée : la pression atmosphérique était suffisante pour ne plus porter de combinaison pressurisée et la température avait atteint les quinze degrés Celsius environ. De plus, grâce à l’atmosphère créée par les premiers colons, les radiations nocives venues de l’espace n’étaient plus à craindre. Il n’y avait plus qu’une seule contrainte quand on vivait à l’extérieur : les masques à oxygène étaient de rigueur. Pourtant, malgré l’autorisation de construire à la surface, les Aréens restaient prudents et n’osaient pas encore sortir des Cités-taupe, ces immenses villes souterraines datant des premières années d’occupation de la planète rouge.

    Cependant, en dépit des travaux effectués depuis le début de la colonisation, le trajet entre la Cité-taupe de Terra Sirenum, où Zaphrön vivait, et le Palais d’Ocre situé au beau milieu d’Amazonis Planitia restait mouvementé en raison des nombreux cratères qui gênaient encore la circulation. Aller à toute vitesse sur un terrain aussi dangereux était plus qu’imprudent : c’était du suicide. Mieux valait prendre son temps, même s’il était un peu en retard. Après une bonne heure de route, Zaphrön parvint enfin au Palais d’Ocre. On ne le remarquait pas de loin comme les buildings terriens qu’il avait pu voir dans les documentaires, pour la simple et bonne raison qu’il était creusé à flanc de canyon et en partie souterrain, comme tous les anciens bâtiments martiens. Les colons d’antan n’avaient pas eu d’autre choix pour se protéger des radiations, responsables à long terme de graves pathologies et dans le pire des cas de mutations génétiques. Seuls les puits de lumière, impressionnantes ruches scintillant de mille feux au  soleil, étaient visibles de l’extérieur.

    L’intérieur du Palais d’Ocre était bien plus imposant que ne le laissait présager l’austérité qui régnait à la surface. On aurait dit une ville miniature, avec des couloirs aussi larges que des rues et bordés d’arbres ; les bureaux étaient aussi vastes et agréables que des appartements. Mais la salle du Conseil constituait le clou du spectacle : les murs étaient couverts de miroirs, ce qui accentuait encore davantage l’immensité de la pièce, et le plafond arborait une splendide fresque représentant un ciel bleu constellé de nuages. Cette vision prophétique faisait rêver tous les Aréens depuis leur arrivée sur Mars en 2063 et les ferait rêver encore longtemps, puisque cette étape ultime de la terra-formation ne serait achevée que dans cinq siècles environ, selon les dires des ingénieurs.

    Tandis qu’il traversait les interminables couloirs d’un pas hésitant, Zaphrön sentait son cœur battre de plus en plus fort. Ces Conseils étaient devenus pour lui une véritable torture, notamment à cause de la tyrannique représentante du Ministère aux Affaires Martiennes, Azăhar Miller. C’était une jeune femme à peine plus âgée que lui ; ses parents, bien que terriens, avaient suivi la mode de donner des noms aréens à leurs enfants, alors même qu’elle détestait la planète rouge au plus haut point, et encore plus depuis la Révolution de Rouille qui avait engendré sur Terre des conflits concernant l’indépendance de Mars. Parfois, l’ironie du sort était tout de même cruelle… Toujours était-il qu’Azăhar Miller haïssait tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un partisan de l’Union aréenne et qu’il en faisait les frais. Pour ne rien arranger, les programmes de traduction anglais-aréen de leurs IA respectives laissant à désirer, leurs discussions finissaient presque toujours en disputes à cause de quiproquos ou de paroles mal interprétées.

    Zaphrön appréhendait également ce Conseil parce qu’il était censé négocier la vente d’une mine de deutérium à la Terre, qui en avait désespérément besoin pour ses réacteurs à fusion nucléaire. Seul bémol : cette transaction risquait de relancer les émeutes dans les Cités-taupe voisines, fervents partisans de l’Union aréenne. Zaphrön voulait à tout prix éviter de nouveaux massacres et cherchait pour cela à faire échouer l’arrangement, ou du moins limiter les dégâts, mais Azăhar Miller risquait de prendre cela pour du manque de collaboration, voire même pour de l’insolence. Voilà qui n’allait pas arranger les choses…

    Zaphrön était tellement anxieux qu’il partit d’un rire nerveux. Il eut du mal à calmer son angoisse lorsqu’il parvint à la porte d’entrée, mais finit par se ressaisir en pénétrant dans la salle du Conseil. Son cœur battit encore plus vite lorsqu’il aperçut Azăhar Miller parmi ses confrères et consœurs déjà présents, installés à la large table ovale sertie de bois précieux importé de la planète mère. Comme d’habitude, Azăhar Miller le toisa par-dessus ses lunettes cerclées de métal et déclara d’une voix glaciale : « C’est la deuxième fois ce mois-ci que vous êtes en retard, Monsieur Highsilver ! » Zaphrön tiqua à ces mots et ne put s’empêcher de répliquer : « Je suis Lord Highsilver, Madame. Même si vous n’êtes pas Aréenne, je vous prierai d’accepter nos us et coutumes. Nous ne sommes pas sur Terre ici. »

    Il regretta aussitôt ses paroles, mais le mal était déjà fait ; Azăhar Miller le fixait d’un air furieux tandis que ses collègues, incrédules, se tournaient vers elle en attente d’une réponse. Pourtant, à sa grande surprise, la jeune femme resta muette. Zaphrön s’assit à sa place dans un silence de mort. Voyant que personne n’osait prononcer un mot depuis son invective, il se racla la gorge et proposa : « Bien, et si nous commencions ? » Azăhar Miller sembla se reprendre et répondit avec une pointe d’agacement : « En effet, le Conseil aurait déjà dû commencer il y a dix minutes, mais comme nous sommes polis nous n’avons pas débuté sans vous. » 


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