• Trompe-l'oeil - Deuxième partie [FIN]

    Sa gorge se serra. Voilà pourquoi le bar était fermé : la gérante était sortie. Il aurait dû être plus prévoyant. A présent, il était à leur merci. Avec un sourire glacé, Raeesa approcha une chaise et s’assit en face d’Erwan. Celui-ci, perdant son sang-froid, cracha à ses pieds : « C’est à toi que j’en veux, sale monstre ! Tu mérites de mourir pour ce que tu as fait ! » Un homme de main l’attrapa par les cheveux et lui asséna un coup de poing dans le ventre pour le faire taire ; le garçon en eut le souffle coupé, mais il se mordit l’intérieur des joues. Il ne devait pas pleurer. Son interlocutrice, qui n’avait pas bougé malgré l’affront, reprit tranquillement :

    -          - Je ne vois pas quel mal j’aurais pu te causer.

    -         - Tu as assassiné mon frère ! répliqua violemment Erwan, luttant contre la douleur. Je ne fais qu’accomplir ma vengeance !

    -        -  En voilà une vilaine accusation. Et comment s’appelait-il ?

    -        -  Hadrien. Il n’arrêtait pas de venir ici.

    -      - Oh. Je vois qui c’est, admit-elle. Un client fidèle, effectivement. Tu m’a l’air jeune ; tu es donc son cadet ?

    -         - Je ne te pardonnerai jamais ce que tu as fait. Tu m’as privé de la seule famille qui me restait. En plus, tu l’as dépouillé de son argent alors qu’il disait qu’il allait bientôt en avoir assez pour franchir le Portail et…

    Erwan fut interrompu par l’éclat de rire de Raeesa. C’était un ricanement sauvage, terrifiant. Quand elle reprit enfin son sérieux, la jeune femme secoua la tête d’un air désolé et remarqua : « Le Portail ne s’ouvre plus depuis des années. La rumeur selon laquelle les ouvriers du Filtrarium pourraient le traverser à condition d’épargner suffisamment n’est qu’un mythe. Si ton frère t’a promis cela, il t’a raconté des bobards. » Le garçon voulut protester, mais elle poursuivit, implacable : « Le Portail n’est qu’un trompe-l’œil. Les habitants du ghetto travaillent tous d’arrache-pied pour survivre, dans l’espoir qu’un jour ils puissent se rendre dans la ville saine ; pourtant, au fond de leur cœur, ils savent qu’ils sont déjà condamnés. Hadrien ne l’ignorait pas, j’en suis sûre. Il ne voulait pas te faire de la peine, alors il te faisait miroiter cette illusion. Seulement, peut-être que lui n’avait plus la force d’y croire… »

    La détermination d’Erwan se fissura. Il s’écria faiblement : « Mon frère n’aurait jamais sombré dans le désespoir ! C’est à cause de tes drogues qu’il est mort ! » Raeesa haussa les épaules d’un air fataliste : « Pour les clients les plus dépendants, je réduis à chaque fois la dose d’oxygène de mon cocktail pour ne pas me ruiner ; il faut bien rentrer dans ses frais… Toutefois, les autres gaz ont un effet neurologique qui fait croire au cerveau que la quantité d’oxygène inhalée est toujours la même. Bien sûr, c’est dangereux à long terme, mais n’oublie pas : ils sont les uniques responsables de leur addiction. Mes habitués cherchent simplement du réconfort. Je les aide à oublier leurs problèmes, pas à les résoudre. »

    Elle se pencha jusqu’à arriver à hauteur du visage tuméfié d’Erwan : « Je comprends ton désarroi, mais tu n’as pas le droit de critiquer le choix de vie de ton frère. Même s’il n’était heureux que virtuellement, son cerveau ne faisait pas la différence. C’est tout ce qui compte. » Cette fois, le garçon commença à pleurer. Il bredouilla, la voix entrecoupée de sanglots : « Le fait qu’on soit ensemble et en bonne santé ne lui suffisait donc pas ? » Raeesa se leva en poussant un soupir las : « Pour vivre paisiblement, les hommes ont besoin d’un horizon. Or, il n’y en a pas à Sfumatopia. Nous sommes obligés d’en créer un artificiellement. »

    Elle se tourna soudain vers lui : « Voici ce que je te propose, petit. Ton innocence m’a touchée, c’est pourquoi je vais t’offrir, aux frais de la maison, le cocktail qui te permettra de t’endormir avec sérénité. Tu peux considérer cela comme un dédommagement pour la tristesse que je t’ai causée. » Erwan écarquilla les yeux, incrédule, mais Raeesa anticipa sa réponse : « Réfléchis bien avant de protester, gamin. Ce ne sera pas douloureux, contrairement au passage à tabac que j’avais prévu de t’accorder. Tu vas ressentir une tranquillité que tu n’as jamais connue. Et l’horizon que tu découvriras est autrement plus lumineux que celui auquel tu vas échapper. »

    Erwan baissa la tête. En son for intérieur, il savait que jamais il ne parviendrait à surmonter les nombreuses épreuves qui l’attendaient sans la présence rassurante de son frère. Raeesa avait en quelque sorte raison : autant s’en aller en douceur plutôt que péniblement survivre. La jeune femme, percevant sa résignation muette, alla chercher une bouteille de gaz et une canule nasale. Avec des gestes presque maternels, elle lui installa le dispositif. Le garçon opposa une résistance chancelante, mais dès l’instant où l’oxygène parvint dans ses poumons, il se détendit ; il n’avait jamais respiré un air aussi pur. Une chaleur agréable irradia dans sa poitrine. Pendant une fraction de seconde, Erwan tenta de se raisonner, de se rappeler qu’il ne s’agissait que d’un mix douteux où le précieux gaz n’occupait qu’une place ridicule, mais ses barrières tombèrent bien vite. Il ferma les yeux.

    Au bout de quelques minutes, il se sentit apaisé, sur le point de s’assoupir. Au moment de sombrer, il perçut une lumière aveuglante derrière ses paupières, plus éblouissante encore que les néons du Portail, et infiniment plus rassurante. Une odeur suave envahit ses narines ; sans l’avoir jamais sentie, Erwan sut qu’il s’agissait du parfum des fleurs.


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